Huis Clos (Jean-Paul Sartre) par Michel Raskine (12/10/2007)
L’Enfer dans le Regard des Autres.
"Huis Clos" est sans doute la pièce la plus célèbre de Sartre, que beaucoup de personnes pensent connaître sans jamais l’avoir vue ("L'Enfer, c'est les Autres"). Bonne idée donc pour le Théâtre de la Ville de demander à Michel Raskine de re-créer son adaptation de 1991 (Théâtre de la Salamandre de Lille).
Seize ans après, le monde a changé, ses acteurs ont vieilli, l’aspect vaudeville métaphysique est-il encore d’actualité à l’heure de la télé-réalité et de ses émissions lofteuses ?
Pas de surprise, les bons textes vieillissent bien, et le postulat de base est toujours aussi efficace. Trois personnes qui ne se connaissent pas sont condamnées à vivre ensemble pour l’Eternité, dans un espace sans ouvertures qui tient à la fois de la prison et de l’hôtel bourgeois décadent. L’aspect Loft décrépi, au personnel limité, correspond bien à notre monde moderne, gagné par l’obsession du low-cost et de la rentabilité maximale.
Tous 3 sont à la fois différents, mais complémentaires.
. Joseph Garcin est un homme lâche, âgé, fusillé depuis 1 mois, habillé dans des tons verts très classiques. Homme à femmes et journaliste, il aime parler, diriger, mais à du mal à s’imposer. Il finit par récupérer le canapé contemporain vert.
. Inès Serrano est une employée des Postes âgée et lesbienne, dominatrice et sadique, empoisonnée au gaz depuis 1 semaine, habillée en cuir rouge et noir. Ses poumons sont ravagés par le tabac, et elle est maigre comme une anorexique croyant à la beauté de la minceur extrême. Elle obtient un canapé moderne rouge.
. Estelle Rigault est une jeune femme infantile et narcissique, emportée depuis 1 jour par une pneumonie, qui joue à la femme du monde blonde et raffinée sans en avoir le pedigree. Elle exige le canapé classique bleu, plus accordé avec son style et sa tenue.
Un tel triangle est obligatoirement instable, chaque mouvement d’attraction ou de répulsion entraînant nécessairement des alliances temporaires, des jalousies, des déchirements, des intérêts divergents. Ce qui est intéressant à remarquer, c’est que ce trio correspond bien aux 3 Poisons de la tradition bouddhiste : Joseph est le Serpent (arrogance-aversion), Inès est le Coq (désir-attachement), Estelle est le Cochon (ignorance-indifférence). Ces 3 poisons de l’esprit sont symboliquement représentés au centre de la Roue de la Vie, et sont la cause de la Souffrance humaine.
Avoir l’Eternité devant soi enlève le sentiment d’urgence qui pousserait à vouloir régler aujourd’hui le problème qu’on ne pourra pas corriger demain. Conséquence, le temps passe vite, et si les contraintes du corps (dormir, manger, boire, se laver, …) n’existent plus, les désirs/addictions sont toujours là (alcool, tabac, maquillage, sexe, besoin d’être aimé, …). Chacun d’eux est prisonnier de ses désirs, de ses passions, de son attachement à la vie, à la peur de perdre ses repères, de l’idée qu’il se fait de lui-même.
Pourtant, la prison n’est que virtuelle, car la porte de la cage est ouverte. Chacun d’eux pourrait sortir, s’il l’osait. Encore faut-il être capable de voir en soi-même, plutôt que d’essayer de se définir par rapport aux autres. L’absence de miroirs [1] entraîne à vouloir se voir dans le regard des autres.
En ne prenant pas conscience de l’illusion dans laquelle ils sont, ils perpétuent donc le cycle sans fin de leur enchaînement.
C’est peut-être ce que signifie le Christ menotté, affalé sur un quatrième canapé et dont personne ne se soucie. Si Lui n’a pas été capable de s’en sortir au bout de 2000 ans, l’Enfer des Passions a devant lui un avenir radieux.
[1] Dans le Zen, le miroir est le symbole de l’esprit à polir et nettoyer.
Note: 9/10
Compléments :
> Le spectacle sur le site du Théatre de la Ville.
> Les analyses et critiques de LaThéâtrothèque, ATP-Aix, LesCulturelles, L'Humanité.
> Sur les blogs: BienCulturel, LuVuEntendu, FranceBlog.
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